En ces temps de #MeToo et #balancetonporc, on peut se demander si l’histoire nous avait déjà lancé déjà un avertissement. Les «grands auteurs» ont-ils quelque chose à se reprocher? Baudelaire, par exemple, était-il vraiment un personnage qu’il faudrait critiquer pour son comportement à l’encontre des femmes?
Dans une série de blogs en français et en anglais, nous examinerons cette question pour déterminer si les femmes devraient accepter de lire insouciamment Baudelaire ou pas… Notre poète lui-même a suggéré que non: «Ce n’est pas pour mes femmes, mes filles ou mes sœurs que ce livre a été écrit». Tentons de démêler le vrai du faux dans ce débat.
Série | BAUDELAIRE ET FÉMINISME
By Caroline Ardrey, Nina Rolland, and Helen Abbott
La question de la misogynie faisait déjà débat en 1935. Dans un article des Dimanches de la Femme, intitulé «Ceux qui nous méprisent», la chroniqueuse, Martine, discute des livres «d’écrivains qui font profession de misogynie». En tête de liste des coupables se trouve Charles Baudelaire, accusé par la chroniqueuse d’avoir «érigé le mépris de la femme en principe». La découverte de cet article nous permet de reconsidérer le rapport entre le poète et les femmes: Baudelaire méprisait-il vraiment les femmes?
En lisant des œuvres d’écrivains soi-disant misogynes, la chroniqueuse de 1935 confie qu’elle se demande toujours si ces hommes ont vraiment connu leurs mères, ou encore quelles femmes ils pouvaient bien fréquenter. Voici quelques éléments de réponse pour le cas de Baudelaire.
L’éloge du génie maternel
Tout d’abord, la correspondance du poète avec sa mère révèle l’amour intense qu’ils ressentaient l’un pour l’autre, témoignant d’un rapport profondément attentionné et bienveillant. Dans une lettre de mai 1861, le poète, alors âgé de quarante ans, en état de crise, et «au bord du suicide», demande à sa mère de venir le rencontrer à Paris:
Moi, je t’ai aimée passionnément dans mon enfance ; plus tard, sous la pression de tes injustices, je t’ai manqué de respect, comme si une injustice maternelle pouvait autoriser un manque de respect filial ; je m’en suis repenti souvent, quoique, selon mon habitude, je n’en aie rien dit. Je ne suis plus l’enfant ingrat et violent. De longues méditations sur ma destinée et sur ton caractère m’ont aidé à comprendre toutes mes fautes et toute ta générosité.
Cette lettre montre non seulement les besoins émotionnels d’un homme profondément troublé, mais elle fait aussi preuve d’une sensibilité pour le bien-être d’une mère dévouée. Surtout, le poète y exprime du remords pour son comportement de jeunesse envers sa mère, ce qui ne semble pas provenir d’une attitude misogyne, mais plutôt d’un égoïsme enfantin. Pour revenir à la question de la chroniqueuse, il semble donc que Baudelaire était très proche et respectueux de sa mère. Il n’apparaît pas réellement misogyne de ce point de vue, prônant sans cesse le « génie maternel », qu’il évoque au début de cette lettre émouvante.
Les liaisons ténébreuses
Malgré ce respect indiscutable pour sa mère, l’attitude de Baudelaire envers les femmes n’était pas toujours aussi généreuse. On trouve en effet dans sa poésie et dans ses journaux intimes quelques indices qui sont loin d’innocenter l’attitude du poète envers les femmes.
Dans Mon coeur mis à nu, le poète tient des propos très durs envers les femmes:
La femme est le contraire du Dandy. Donc elle doit faire horreur.
La femme a faim, et elle veut manger ; soif, et elle veut boire.
Elle est en rut, et elle veut être f…
Le beau mérite !
La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable.
Aussi est-elle toujours vulgaire, c’est-à-dire le contraire du Dandy.
D’un autre côté, Baudelaire voit également dans les femmes un moyen d’approcher l’idéal artistique, déclarant dans Les Paradis artificiels que «la femme est l’être qui projette la plus grande ombre ou la plus grande lumière dans nos rêves.» Cette phrase montre que l’image de la femme est double dans l’esprit du poète – elle peut être abominable ou idéale –, or cette dualité existe pour «tout homme» qui tend à la fois «vers Dieu et vers Satan» (Mon coeur mis à nu).
Si Baudelaire émet des idées violentes au sujet des femmes, il fait de même avec les hommes:
Il n’y a de grand parmi les hommes que le poète, le prêtre et le soldat, l’homme qui chante, l’homme qui bénit, l’homme qui sacrifie et se sacrifie. Le reste est fait pour le fouet.
(Mon coeur mis à nu)
Baudelaire critique donc les femmes aussi bien que les hommes, égratigne George Sand mais encense Marceline Desbordes-Valmore, blâme la femme « abominable » mais s’inspire aussi de toutes les femmes qu’il a aimées (Jeanne Duval, Madame Sabatier, Marie Daubrun). Les notes du poète à propos de George Sand sont particulièrement virulentes. Suite à une dispute avec l’écrivaine, il écrit: «elle est surtout, et plus que tout autre chose, une grosse bête; mais elle est possédée.» Même si ses critiques de Sand paraissent avoir un côté misogyne, portant sur son apparence physique, le fait qu’il la critique pourrait aussi être interprété comme preuve qu’il ne craignait pas de juger les femmes selon les mêmes critères que les hommes et n’hésitait point à les désigner comme bouc émissaire (ce qui s’est apparemment passé dans le cas de Sand).
Donc en essayant d’évaluer la fiabilité des accusations provocatrices de Martine, la chroniqueuse des Dimanches de la femme, nous ne pouvons sortir de leur contexte les commentaires de Baudelaire sur Sand. Pour juger l’attitude de Baudelaire envers les femmes d’une manière juste et équilibrée, il vaudrait mieux considérer ses interactions avec toutes les femmes dans sa vie, ainsi que les femmes fictives ou romancées dans sa poésie. Les femmes sont omniprésentes et dans la poésie et dans la critique de Baudelaire. Elles apparaissent par exemple sous forme de déesse, douées d’une sensualité mystérieuse et enchantante, comme dans « Parfum exotique». Parfois, pourtant, la présentation des femmes est plus troublante, comme dans « Les Petites vieilles» où nous rencontrons «ces monstres disloqués qui furent jadis des femmes». Ici, il semble qu’il s’agisse non (seulement?) du sexisme, mais plutôt d’âgisme, un concept dont Baudelaire hérite peut-être de Ronsard dans ses Sonnets pour Hélène («Quand vous serez bien vieille…»). On n’aura pas la place ici pour commenter tous les aspects de la femme fictive dans « A une passante », poème emblématique de la vénération baudelairienne envers une « fugitive beauté» qui révèle en même temps tout l’égoïsme d’un homme qui veut cette femme pour lui… Il suffira de signaler combien cette dualité, de la femme à la fois positive et négative, se répand dans tout l’œuvre de Baudelaire.
Les femmes et Baudelaire
Un dernier élément de réponse se trouve peut-être de l’autre côté du miroir: comment les femmes voient-elles Baudelaire? Certes, Martine, la chroniqueuse de 1935, ne tient pas le poète en haute estime, mais d’autres femmes lui ont tout de même rendu hommage. C’est le cas de compositrices qui se sont inspirées de ses poèmes et les ont mis en musique. Citons par exemple Marie Jaëll («Les Hiboux», 1880), Alice Sauvrezis («Harmonie du soir», 1920), Maria Pia Cafagna («Hymne», 1929), Judith Lang Zaimont («Harmonie du soir», 1974), ou encore Tawnie Olson («Le Revenant», 2011) dans le domaine de la mélodie classique.
D’autres musiciennes se sont inspirées des poèmes de Baudelaire également dans le domaine de la musique populaire, comme par exemple Mylène Farmer qui a chanté «L’horloge» en 1988, la chanteuse de fado portugaise Cristina Branco qui a interprété «L’Invitation au voyage» en 2011, ou encore tout récemment, la chanteuse norvégienne Susanna qui a chanté «Invitation to the voyage» sur son dernier album sorti en février 2018.
Les compositrices-interprètes qui chantent Baudelaire offrent une nouvelle perspective sur sa poésie. En 2005, Juliette a chanté le poème latin «Franciscae meae laudes» – une ode dévouée à une femme, Francisca, qui prend un côté espiègle et moderne (même en Latin!) entre les mains de la chanteuse devenue icône lesbienne. Fait peu connu, la chanteuse PJ Harvey s’est aussi inspirée de Baudelaire; sa chanson «Pig Will Not» est basée sur le poème «Le Rebelle», donnant voix à un défi au système patriarcal exigeant des femmes de se conformer sans cesse aux normes du genre. Quoique les appropriations musicales de ses textes ne sont pas, toutes seules, suffisantes pour qualifier Baudelaire de féministe, il est clair que son œuvre peut s’adapter aux changements sociaux concernant le genre et la sexualité, pour être appréciée, voire célébrée, même dans le climat actuel. Les femmes composent avec Baudelaire, chantent Baudelaire, (se) jouent (de) Baudelaire: n’est-ce pas là une forme de louange qui tourne la page de sa muflerie?
Enfin, rappelons qu’il n’est pas juste de juger le féminisme ou antiféminisme de Baudelaire selon les normes de 2018, par lesquelles nous sommes aujourd’hui capables de remettre en question nos attitudes envers le genre et la sexualité. Et pourtant, si l’on considère sa vie et son œuvre dans sa totalité, le poète résiste assez bien aux accusations de sexisme, dans le respect qu’il montre à sa mère, dans sa vénération de la beauté de certaines femmes, dans la manière dont il met l’emphase sur la dualité présente chez tout un chacun – homme ou femme – et bien sûr dans sa volonté de critiquer les femmes aussi bien que les hommes.
Vous l’aurez donc compris, pour nous – équipe de recherche composée uniquement de femmes – l’accusation de «Baudelaire misogyne» n’est pas recevable, car nous voyons les aspects complexes, nuancés, et contradictoires de son oeuvre. Cette profondeur est ce qui expliquerait pourquoi Baudelaire est devenu auteur-phare à la fois du romantisme et du symbolisme, et poète-clé aussi bien pour les musiques classiques que populaires. Il est lu, apprécié, et remanié par des personnes de tout sexe. Et nous ne le jugeons pas selon les apparences du mépris envers les femmes; certes, il y a toujours des choses à critiquer dans son œuvre, mais ses attitudes à l’encontre des femmes sont beaucoup plus complexes que ne le suggère la chroniqueuse de 1935. Si l’on peut saluer la démarche de cette chroniqueuse de questionner la misogynie des écrivains, Baudelaire n’est certainement pas la cible idéale. En tout cas, en plus d’avoir été en avance sur des questions de droit des femmes, la chroniqueuse Martine montre aussi que Baudelaire est une figure qui intrigue, qui fait parler, et qui fait chanter.